Olivier Derivière est compositeur de musiques de jeux vidéo, depuis une quinzaine d’années. Dernièrement, vous avez pu entendre ses créations dans 11-11 : Memories Retold (par le Français Digixart et le Britannique Aardman, chez Bandai-Namco). Ce « talent à la Française » a eu la gentillesse de se prêter au jeu des questions-réponses ! Rencontre !

Au moment où vous lisez ces lignes, vous êtes en train de vous dire que ce nom, Olivier Derivière (site officiel), vous dit quelque chose. Et pour cause ! Vous avez pu entendre ce compositeur dans près d’une vingtaine de jeux vidéo. Tels que Obscure (1 et 2), Alone in the Dark, Remember Me, The Technomancer, Assassin’s Creed IV Black Flag : Le Prix de la Liberté, Get Even, The Council, Vampyr… Ou dernièrement 11-11 : Memories Retold.

Déjà nominé au BAFTA en 2017, il devrait l’être une seconde fois en avril prochain (avec, on lui souhaite, un prix à la clé). À presque 40 ans (il est né le 26 décembre 1978), il fait partie de ces talents « à la française » à qui de plus en plus de studios font les yeux doux. À plus forte raison lorsque l’homme défend un processus créatif qui séduit…

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Bonjour Olivier. Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ? Quel a été votre parcours pour devenir compositeur ? Depuis quand composez vous ?

Bonjour, je m’appelle Olivier Derivière, et je suis compositeur essentiellement pour le jeu vidéo. J’ai commencé la musique à 5 ans, et je compose depuis une quinzaine d’années. Concernant mon parcours, j’ai fait le Conservatoire français classique, et j’ai aussi étudié notamment le jazz à Berklee, aux Etats-Unis (à Boston).

Dernièrement, on a pu entendre vos créations dans le jeu 11-11 : Memories Retold. Pouvez-vous nous parler du processus créatif autour des musiques d’un jeu qui traite d’un sujet sensible comme la Première Guerre Mondiale ?

Pour ce jeu, on est très proche d’un film. Même si le joueur doit faire des choix, même si plusieurs fins sont disponibles, le contexte est très linéaire, l’environnement proche du cinéma. Dernièrement, on a eu tendance à faire des jeux plus simples, allant vers des mécaniques de narration. Pour le jeu vidéo, c’est contre-nature, quand on y pense.

Concernant le processus pour 11-11 : Memories Retold, on a tous travaillé simultanément, en se consultant. J’étais en permanence en contact avec les développeurs de Digixart, et Aardman pour la partie animation. Chacun écrivant en parallèle l’histoire avec ses propres outils. Pendant que les scénaristes écrivaient l’histoire, les graphistes l’imaginaient avec ce style « peinture » , et j’écrivais les musiques…

Lorsque l’on écoute cette BO, on devine de vrais instruments, et non du synthé. Je crois même que vous avez enregistré avec le Philharmonia Orchestra de Londres. Pourquoi ce choix ?

Pour toutes mes musiques de jeux vidéo, je travaille avec de vrais musiciens. Je n’ai jamais voulu de musiques faites par des machines, ça tue la musique ! C’est un choix de facilité, je le conçois, et les budgets de certains studios sont tellement limités que les musiciens sont obligés d’utiliser des samples… Mais c’est une démarche que je ne défends pas.

Pour un sujet aussi grave que la Première Guerre mondiale, je voulais proposer de l’authentique aux joueurs, avec des voix et de vrais instruments. Une musique la plus classique possible, et je pense qu’il n’y a pas plus authentique que ça ! La bande-originale du jeu a donc effectivement été enregistrée avec le Philharmonia Orchestra de Londres et les Pinewood Singers UK, dans le studio mythique d’Abbey Road (enregistré et mixé par John Kurlander).

Tous les musiciens ont été enregistrés en live, comme pendant un concert. Une méthode qui ne se fait quasiment plus à Abbey Road, et de manière générale. Aujourd’hui, pour le jeu vidéo comme pour le cinéma, chaque instrument est enregistré séparément, avec beaucoup d’effets qui dénaturent le son (par exemple, une clarinette va vous paraître plus forte parce que le son a été augmenté au mixage). Je viens de la musique classique, et j’avais envie que les joueurs redécouvrent l’authenticité des sons.

Le jeu vidéo évolue. Graphiquement, scénaristiquement, au niveau des mécaniques… Qu’en est-il de la musique ?

Cela va peut-être vous surprendre, mais la musique de jeux vidéo a énormément régressé pendant des années. Autrefois, les musiques de jeux vidéo transmettaient des infos aux joueurs : dans Super Mario Bros sur NES, par exemple, la musique change lorsque vous prenez une étoile pour devenir invincible, ou lorsque le chrono se resserre. Ça contribue à l’immersion et à l’expérience du joueur.

Mais paradoxalement, lorsque le CD est arrivé avec la PS1 au milieu des années 90, là où on a gagné en qualité sonore, on a totalement perdu en fonctionnement. La musique ne servait alors qu’à illustrer. Ça a duré environ une dizaine d’années, jusqu’à la Xbox. On a alors commencé à retrouver cette capacité de donner quelque chose de plus dynamique, de se servir de la musique pour transmettre des informations et des sensations…

Comment se passe le contact avec les développeurs lorsqu’ils vous sollicitent pour composer une musique de jeu ? Vous donnent-ils un résumé du jeu ? Ou au contraire, vous donne t-on tout le cheminement du jeu, avec tous ses embranchements, son évolution ? Autrement dit, connaissez-vous à l’avance le jeu pour lequel vous allez composer, séquence de fin comprise ?

Chaque compositeur de musique a une manière différente de travailler. Pour ma part, je défends une approche nouvelle, que nous sommes encore très peu à soutenir. Cette démarche consiste à travailler au plus près des développeurs, de suivre le développement du jeu en temps réel, d’accompagner l’équipe du début à la fin. On se voit souvent, on échange beaucoup, et la musique évolue continuellement, en fonction des évolutions du jeu…

Pour moi, le plus important est la façon dont on va exploiter la composante d’une musique. La musique de jeu vidéo n’est pas la même chose qu’une musique de film. De par l’interactivité propre au jeu vidéo, elle doit être fonctionnelle, et non pas simplement illustrative comme dans la plupart des titres. La musique doit évoluer en fonctions des actions du joueur, et lui donner des indications, des informations. Ce qu’il entend doit être aussi informatif que ce qu’il voit. N’oublions pas que le héros du jeu vidéo, ce n’est pas le personnage principal, mais le joueur qui l’incarne.

De plus en plus d’éditeurs m’approchent car j’ai cette démarche. Ils savent que la musique que je vais leur proposer sera artistiquement dédiée à leur projet. Et ceux qui ne connaissent pas ma démarche sont généralement très surpris du résultat, en positif (rires).

Vous composez aussi pour le cinéma. Et beaucoup pourraient penser que le travail est le même… Pourtant, de par son interactivité, j’imagine que composer pour le jeu vidéo est beaucoup plus complexe ?

Ça rejoint ce que l’on a dit avant. 99% des jeux fonctionnent tels quels, et la plupart ne font pas la différence. La grande majorité des bandes originales fonctionnent comme des musiques de film, avec un rôle d’illustration. Mais quand on y pense, ça reste très basique. Il existe des possibilités plus larges que ça !

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Et maintenant ? Est-il indiscret de vous demander sur quoi vous travaillez actuellement ?

Je ne peux pas en parler pour le moment. Je travaille sur trois jeux pour 2019, et un triple A prévu pour 2020, mais je n’en dirai pas plus. Il y a des accords de confidentialité, et c’est aux éditeurs de dévoiler ce type d’informations quand ils le jugeront opportun.

Allez-vous à la rencontre de votre public ? Autrement dit, peut-on vous voir, dans des master-classes ou lors de concerts ?

Le public est effectivement très actif, très passionné par les bande-originales, qui héritent souvent du succès du jeu vidéo. J’ai joué de temps en temps un peu partout dans le monde, mais je ne suis pas pro-actif des rencontres avec le public. Je travaille plus facilement avec les gens qui font le jeu vidéo.

Mais pour le public, mes bandes-originales sont disponibles sur la majorité de plate-formes numériques, comme Spotify, Deezer, iTunes, Soundcloud, etc. Il suffit de taper mon nom dans les moteurs de recherche.

Maintenant, on a aussi envie de connaître le gamer qui sommeille en vous… Avec un tel palmarès dans le jeu vidéo, j’imagine que ce média vous intéresse ? Vous êtes joueur ? En avez vous le temps ?

Je suis un gros gamer, un passionné ! Et je ne pourrais pas citer tous les jeux, mais je peux vous parler des derniers, comme Brothers : A Tale of Two Sons, avec à la fin, un rapport gameplay/scénario très réussi. The Legend of Zelda : Breath of the Wild est impressionnant de liberté, mais trop grand pour moi (rires). Super Mario Odyssey est incroyable, les Japonais n’ont rien perdu de leur sens du gameplay. Je pourrais aussi vous citer What Remains of Edith Finch, une succession de séquences ésotériques assez jolies…

En revanche, j’ai eu plus de mal à accrocher à Red Dead Redemption 2, que j’ai tendance à appeler « Cowboy Simulator » ! J’ai eu du mal à rentrer dans les santiags… Mais il paraît que le titre devient plus intéressant au bout d’une vingtaine d’heures de jeu…

Un jeu qui vous a marqué ? Votre « Madeleine de Proust » du jeu vidéo ?

Pour moi, c’est Shadow of the Beast, sur Amiga 500. Avec une bande-originale de David Whittaker.

Je trouve dommage que, pour les non-initiés, le jeu vidéo soit un objet extrêmement réducteur : pour eux, il est premièrement destiné aux enfants, deuxièmement un moyen d’évacuer sa violence. Alors qu’en réalité, le jeu vidéo a une incroyable force de création artistique, qui n’a d’égal que la littérature. Elle est gigantesque par rapport au cinéma ! Tous ces univers qui sont créés, c’est inimaginable !

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Lorsque vous jouez, est-ce que votre coté « compositeur » revient au galop ? Prêtez-vous particulièrement attention à la musique du soft ?

La déformation professionnelle fait que l’on est effectivement plus attentif… Mais lorsque je joue, c’est le jeu vidéo qui compte avant tout, et j’ai davantage tendance à me concentrer sur l’expérience dans sa globalité. À découvrir quel peut être le ressenti du joueur, nous permettant, à nous les compositeurs, d’appuyer sur le bon bouton. Mais si les sensations sont bonnes, je vais analyser la situation, pour comprendre comment la musique a contribué à ce ressenti.

Est-ce que l’idée de développer vous-même (ou de participer au développement) d’un jeu musical, par exemple, vous a déjà effleuré l’esprit ?

Je suis très satisfait de la place que j’occupe, qui consiste à étendre l’univers du jeu par sa musique. Je suis plutôt dans une logique de travail d’équipe.

Qu’avez-vous pensé dernièrement, par exemple, de Tetris Effect, par le créateur de Rez et Lumines ?

C’est drôle ! En parlant de jeux musicaux, on aurait pu citer Guitar Hero. Mais Tetris Effect n’est pas un jeu musical ! Il s’agit d’un jeu de réflexion, à la base… Il est la parfaite illustration de ce que je viens d’expliquer. L’audio et la musique y transforment complètement l’expérience. Tetris Effect est l’illustration parfaite de ce que la musique peut transformer. La musique n’est pas le coeur de l’expérience, elle en est le ressenti.

Quant au créateur de Rez, Lumines ou Child of Eden, Tetsuya Mizugushi… Pourquoi est-il le seul à s’être posé cette question ? (ndlr : du rôle et de l’importance de la musique dans les mécaniques du jeu)… Je suis sûr que les joueurs seraient les premiers conquis !

  • Merci à Soraya, et à Olivier, pour leur disponibilité 😉

Enfin, pour terminer, on vous laisse avec cette vidéo très intéressante (en Anglais) sur le processus de création de la bande-originale de 11-11 : Memories Retold. Elle est notamment visible sur la chaîne YouTube d’Olivier Derivière.