Yoan Fanise est directeur créatif. Dernièrement, vous avez pu découvrir son travail dans 11-11 : Memories Retold (par le Français Digixart et le Britannique Aardman, chez Bandai-Namco). Mais notre homme, au CV long comme le bras, a passé 14 ans au sein du studio Ubisoft. Avec plus d’un milliard de questions à lui poser, on ne pouvait passer à coté de l’occasion d’une interview. Alors… Rencontre !

Bonjour Yoan. Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter ?

Bonjour, je suis Yoan Fanise, le directeur créatif du jeu 11-11 Memories Retold, un jeu qui parle de la fin de la Première Guerre Mondiale.

Quel a été votre parcours ?

J’ai un parcours atypique. J’ai une formation d’ingénieur du son, je réalisais des effets sonores pour des films d’animation. Puis, j’ai ensuite créé des sons pour un jeu vidéo, Beyond Good and Evil, devenu très connu par la suite. J’ai rejoint Ubisoft et passé 14 ans dans cette magnifique entreprise, à Montpellier et à Singapour.

Aussi, j’ai eu la chance de créer les Lapins Crétins avec l’équipe de Montpellier en 2006. J’ai eu envie de sortir de ma casquette de Sound Designer et j’ai plus tard rejoins Paul Tumelaire, un artiste incroyable, pour créer Soldats Inconnus (Valiant Hearts en anglais).

Le jeu a eu un énorme succès, nous avons gagné les prix les plus prestigieux sur tous les continents. Je voulais continuer à faire ce type de petit projet alors qu’Ubisoft me voulait sur des productions AAA. J’ai donc décidé de tenter l’aventure indépendante et j’ai cofondé DigixArt en 2015. Notre premier jeu mobile, Lost in Harmony, à été un succès et nous a permis de signer avec Bandai-Namco, pour le projet suivant beaucoup plus ambitieux. L’équipe de DigixArt est formidable, et nous avons tellement de sujets à aborder qu’il faudra plus d’une vie pour faire tous ces jeux.

Yoan Fanise

Aujourd’hui, vous faites l’actualité car, avec votre équipe, vous venez de sortir 11-11 : Memories Retold (le 11 novembre dernier)… On est très loin de ce qui se fait habituellement, dans le jeu vidéo, autour de la Guerre 14-18. De tels choix sont-ils plus difficiles à « vendre » à un éditeur ?

C’est évident que ce n’est pas le genre de projet qui fait rêver un éditeur au premier abord. Il est quasiment impossible de faire une estimation des ventes et c’est donc sur le contenu, son originalité et le talent de l’équipe que tout repose. Avec mes succès précédents, à Ubisoft et en indépendant, la confiance était plus facile à obtenir. Et je suis conscient de ma position privilégiée par rapports à de nombreux studios qui ont des projets formidables. J’aimerais pourvoir tous les aider si j’avais le temps.

Finalement, Bandai-Namco vous a soutenus. Pouvez-vous nous raconter ? A-t-il été difficile à convaincre, ou au contraire, a-t-il adhéré au projet facilement ?

Chez la plupart des publishers de grande taille comme Bandai-Namco, il y a un nombre assez grand d’étapes à franchir pour valider un projet, et c’est un processus long. Il faut s’armer de patience. Mais quand un projet comme celui-là déborde de passion, d’enthousiasme et symbolise le mariage entre le cinéma et le jeu vidéo, il y avait beaucoup d’éléments convaincants et ça a été assez facile de convaincre. Il y a toujours une grande part de risque financier, mais cela fait partie du métier de publisher.

Combien de temps a nécessité le développement du jeu ?

J’ai commencé à travailler sur l’écriture de l’histoire en 2016, les premières lignes de codes ont été écrites en février 2017, donc 18 mois de production. Ce qui est très court pour une création sur plusieurs consoles et en 3D. Mais nous avons réussi à tenir le délai, car de toute évidence, nous ne pouvions pas rater l’Armistice, la date finale était dans le titre du jeu. Ce qui était très drôle et effrayant à la fois.

11-11 est original dans son approche de la Guerre 14-18, mais aussi dans sa direction artistique. Pourquoi ce choix ? Comment vous est venue l’idée ?

L’idée est venue lors de nos discussions avec Aardman. En Angleterre, l’Armistice est commémorée très intensément. Chaque année, des millions d’Anglais, de Canadiens, d’Australiens portent un coquelicot pendant une semaine avant le 11 Novembre. C’est quelque chose qui m’a beaucoup frappé, et qui m’attriste de ne pas voir en France d’ailleurs, là où la plupart des combats ont eu lieu.

Cette période m’est très chère car mon arrière-grand-père a combattu sur le front, a été amputé des deux jambes et j’ai la chance d’avoir toute sa correspondance. J’ai toujours trouvé étrange ce double décalage entre la manière dont l’histoire m’avait été racontée à l’école, et comment le thème de la guerre était traité dans le jeu vidéo.

Précédemment, vous aviez aussi signé Soldats Inconnus, un émouvant jeu qui parlait déjà de la Première Guerre mondiale. Je crois savoir que, lorsque vous étiez chez Ubisoft, vous aviez aussi travaillé sur Assassin’s Creed III. Ne seriez-vous pas passionné d’Histoire ?

Étrangement non, en tout cas pas lorsque j’étais enfant. Cela m’est venu au travers de récits familiaux et de voyages, plus tard. Mais après 6 ans dans cette atmosphère pesante des tranchées, je ne rêve que de démarrer le projet suivant qui ne sera pas sur la Guerre. L’expérience sur Assassin III m’a permis de découvrir la collaboration à plusieurs studios. Ça m’a été très bénéfique pour travailler avec AArdman et fluidifier au maximum les échanges.

Assassin’s Creed III (Ubisoft)

Une période vous passionne plus qu’une autre ? Avez-vous d’autres projets sur une période historique bien précise ?

Non, j’ai plus envie d’explorer différentes parties du monde, différents sujets, avec toujours cette dominante sérieuse et un peu profonde sur des sujets de la vie réelle.

Revenons à 11-11 : Memories Retold. Comme on pourrait le dire pour Soldats Inconnus, on remarque qu’il ne se contente pas d’être émouvant ! Il est surtout très respectueux envers les soldats, les victimes, les événements… Et l’on devine que ce chapitre de l’Histoire vous touche ?

Oui, plusieurs membres de l’équipe on découvert que leur aïeux étaient impliqués dans la Première Guerre, que ce soit au front ou à l’arrière. Et cette connexion change totalement votre approche. Vous devez être respectueux des événements, de la réalité de ce qui s’est passé, et c’est important de s’entourer d’historiens qui aident à construire le jeu.

On sent justement qu’il y a eu de la documentation derrière ce développement. Comment cela s’est-il passé ? Vous êtes-vous rapproché d’historiens ou de spécialistes ?

Nous avons travaillé tout au long de la production avec Peter Doyle et Robin Shaeffer, deux historiens très connus et qui avaient d’ailleurs écrit un livre ensemble. A travers Slack (ndlr : une plate-forme de communication collaborative), nous avons pu leur poser des questions quasi quotidiennement. C’était une mine d’or pour l’équipe.

Aujourd’hui, si l’on parle beaucoup du « devoir de mémoire », il est de plus en plus difficile de « transmettre » aux jeunes générations. Est-ce que le jeu vidéo est un bon moyen de transmettre cette mémoire ?

Le jeu vidéo est définitivement un moyen très puissant pour transmettre et intéresser à l’Histoire. Les jeux comme Assassin’s Creed et Soldat Inconnus l’ont prouvé. De nombreuses personnes visitent Rome car ils ont joués à Assassin. J’ai reçu de nombreux tweets après Soldats Inconnus, de jeunes qui ont demandé à leur grands parents, l’histoire de leur parents. Des vocations sont nées de ces jeux, c’est la plus belle preuve que le jeu a un rôle à jouer.

Je ne dis pas qu’il faut que tous les jeux aient cet aspect, mais il y a de la place pour une plus grande diversité aujourd’hui, nous sommes les contemporains d’une époque formidable !

11-11 : Memories Retold (DigixArt, Aardman, Bandai-Namco)

L’OST de 11-11 Memories Retold est signée Olivier Derivière. Pouvez-vous nous parler de lui ? Pourquoi ce choix ?

Cela faisait longtemps que nous rêvions de travailler ensemble avec Olivier. C’est un des plus grands compositeurs de musiques de jeux vidéo en France, un des rares à être également un gamer, à comprendre ce que le joueur attend à tel ou tel moment. Nous avons dès le début du jeu travaillé ensemble, ce qui est rare. Mais il fallait que la narration passe aussi par la musique, et pas uniquement par les dialogues. La musique peut raconter énormément de choses, universellement au-delà des mots, à l’image de la musique classique.

C’est d’ailleurs pour cela que nous avons décidé dès le début de construire la musique pour être enregistrée par un orchestre et des chœurs. Bandai nous a même permis d’aller à Londres et d’enregistrer à l’Abbey Road studio avec John Kurlander, l’ingénieur du Seigneur des Anneaux, des Beatles… dans le studio de Star Wars et de tant d’autres OST mythiques. En tant qu’ancien sound designer, c’était d’autant plus émouvant de vivre cette expérience.

► Lire aussi : Rencontre avec… Olivier Derivière, compositeur : « La musique n’est pas le coeur, mais le ressenti de l’expérience »

Et puisque l’on parle de son, on pourrait aussi parler des doublages : Elijah Wood (que l’on sait maintenant très investi dans le jeu vidéo ^^) et Sebastian Koch. Pourquoi le choix de ces comédiens ?

C’étaient les acteurs qui collaient le mieux avec les personnages que nous avions imaginés. C’était le casting évident et une fois de plus, Bandai m’a permis de réaliser mon rêve et nous sommes partis à Berlin et Los Angeles pour plusieurs jours d’enregistrement.

Elijah Wood était très à l’aise, il a déjà réalisé des doublages de jeux vidéo pour Tim Shaffer notamment, et il joue beaucoup. Il comprenait très vite les besoins de variantes de dialogues. Pour Sebastien Koch, qui découvrait l’univers du jeu vidéo, il y avait plus d’appréhensions. Il a fallu lui expliquer plus en détail les scènes, le personnage.

L’absence de jeu d’acteur, de mouvement et surtout d’images du jeu à ce stade était un gros challenge. Ils ont tous les deux apporté énormément aux personnages, les ont fait évoluer par rapport à ce qu’on avait écrit. C’était un moment crucial dans la production du jeu.

Enfin, terminons avec 11-11 : Memories Retold en parlant de son accueil par le public. Si le jeu est encore tout jeune, j’imagine qu’il a été beta-testé, on sait qu’il était jouable à la Paris Games Week, et certains joueurs ont dû vous confier leurs impressions depuis sa sortie… Globalement, quels sont les premiers retours sur le jeu ?

Les premiers retours sont hypers positifs, nous sommes submergés de messages sur les réseaux sociaux, la presse du monde entier en a parlé, nous sommes nommés dans la catégorie « Games For Impact » aux Game Awards de Los Angeles, les Oscars du jeu vidéo.

Mais comme tout jeu atypique, il y aura aussi des gens qui vont trouver l’expérience trop déstabilisante. Je préfère créer des jeux que les gens vont adorer ou détester que susciter le désintérêt.

Avant de terminer cette interview, après avoir interrogé le professionnel, j’ai aussi envie de découvrir le gamer 😉 Vous souvenez-vous de votre tout premier contact avec le jeu vidéo ? Une « madeleine de Proust » en particulier ? Voire un développeur qui vous a donné cette passion ?

Oh oui, ma Madeleine c’est Sonic sur Megadrive. Tellement d’heures à le rejouer encore et encore ! Mon seul jeu à l’époque ! Les cheat codes avec les sons à activer dans le menu d’options, tant de souvenirs que vous portez dans votre chair… Et dès que la mélodie surgit quelque part, ce sont toute ces émotions qui reviennent en bloc.

Ensuite j’ai eu la chance de travailler à côté de grands créateurs, dans le studio d’Ubi Montpellier. Il y avait à un moment donné, Michel Ancel, Eric Chahi et Frédérick Raynal, de quoi nourrir un apprenti Jedi.

► Lire aussi : Rencontre avec… Frédérick Raynal, game-designer et créateur de 2Dark

Et aujourd’hui, quand vous ne développez pas, trouvez-vous le temps d’allumer la console ou le PC ? Si oui, un jeu du moment, ou un titre phare ?

Malheureusement trop peu. Avoir des enfants, un studio à gérer et des jeux à créer est un challenge quotidien. Mais je me force, notamment au studio, à jouer aux jeux que l’équipe me conseille. Je fais l’impasse sur les AAA, trop longs, et préfère jouer à des jeux comme Life is Strange, Edith Fynch ou récemment OxenFree qui font évoluer la manière de raconter des histoires.

Life is Strange (DontNod, Square-Enix)

Vous aimez la création, la dimension artistique… Est-ce que la VR vous fait rêver ? Y voyez-vous de nouvelles possibilités, ou reste-t-il des terrains à explorer sur le jeu plus classique ?

Il y a, oui, beaucoup à explorer avec la VR. Nous avons d’ailleurs des idées dans les cartons, mais je ne peux pas vous en dire plus pour le moment. Il faut surtout, pour les constructeurs, rendre ce medium plus accessible en prix, et réduire les effets de nausée qui sont encore présents chez un grand nombre de personnes. Mais cela arrivera inéluctablement.

Une licence sur laquelle vous aimeriez travailler ? Ou peut-être un jeu sur lequel vous êtes déjà en train de travailler ?

Nous avons plusieurs projets que nous aimerions réaliser, le choix va être difficile. L’équipe est hyper créative et notre structure horizontale nous donne des ailes. Le futur s’annonce radieux du côté de DigixArt, et quel plaisir de pouvoir allier sa passion et le soleil de Montpellier. D’ailleurs, nous allons bientôt devoir recruter. À vos CVs, jeunes padawans !

  • Merci à Fanny (Bandai-Namco), et à Yoan pour leur disponibilité 😉